Jean-Michel Bayle, extrait de son livre (2)

Publié par La Rédaction le mardi 4 novembre 2025 à 11:11

Jean-Michel Bayle travaille sur l’écriture d’un livre retraçant sa carrière en motocross. Il en a publié un 2ème extrait sur Facebook. On est en 1984 à Lavaur au Trophée Kawa’.

❝Dès le premier virage, je me fais tasser contre les pneus par un hargneux à la trajectoire disons… surprenante. Obligé de freiner pour ne pas finir incrusté dans la gomme, je navigue aux alentours de la 10ème place et me fais attaquer de partout. C’est sûr, la guerre est déclarée, on n’est plus dans la première manche. Je perds de nouvelles places, me colle la pression, pilote comme une tanche et finis par me mettre au tas en bas d’une descente. Rien de grave, j’ai juste perdu l’avant -et une bonne dose d’amour propre-, mais je repars bon dernier. Le ridicule a juste attendu un peu pour me coller la honte.❞

❝Pris d’un élan de fatalisme, je me dis que j’ai prouvé l’essentiel avec ma seconde place et décide, non pas d’abandonner, mais de rouler pour le plaisir. « Profite et prends ton pied mon Jean-Mi, la bonne nouvelle c’est que tu es toujours en vie. » La moto n’a pas souffert et je commence à apercevoir l’arrière du pack. Les premiers pilotes sont plutôt faciles à doubler, mais plus ça va et plus ça devient coton. Sous mon casque, j’entends la voix du speaker qui s’enflamme de ma remontée. Étonnamment, les accompagnateurs des autres concurrents se sont joints à mon père pour m’encourager dans la zone de panneautage tandis que les pilotes de Grand-Prix se sont pris au jeu et m’indiquent les bonnes trajectoires en hurlant.❞

❝Je n’en reviens pas : toute cette agitation pour moi ? Je me dis alors qu’il va falloir me concentrer pour honorer cet enthousiasme, gérer le physique sous cette chaleur étouffante, redoubler de motivation sur le prochains dépassements. Mais paradoxalement, il se passe en moi l’exact opposé : plus je vais vite, plus mon pilotage devient fluide, plus la fatigue s’évanouit, plus la pression se dissipe. Je change de trajectoires comme par magie, la piste défile doucement dans mon esprit, presque au ralenti. Je rattrape, double, rattrape, double… Ma tête ne commande plus, je pilote automatiquement, dans un état second, sans réellement comprendre ce feeling jamais ressenti auparavant.❞

❝Ce n’est qu’au panneau « dernier tour » brandi par le commissaire de piste dans la ligne droite que je me « réveille » brusquement. Quelques virages plus loin, mon père indique ma position « 5ème -1 T ». Je reprends conscience des gens qui m’encouragent, les entend, les vois alors qu’ils avaient totalement disparus. Submergé par la réalité, je me parle à haute voix, m’ordonne de me concentrer, m’interdis de me vautrer si près du but. Le drapeau à damier s’abat sur sous les hurlements du speaker, les applaudissements des spectateurs, les pouces levés des pro.❞

❝Qu’est-ce qu’il s’est passé ? Tout ça pour une 5ème place ? Je n’ai rien capté. Ce n’est qu’en arrivant au camion que j’apprendrai, par mon père et ma mère qui accourent, que cette remontée me vaut la seconde place au général. Mon visage s’illumine d’un sourire : si c’était un rêve, il n’aurait pas été plus beau. Cette sensation éprouvée pour la première fois lors de cette coupe Kawa, je vais la revivre de nombreuses fois. Mieux, je vais parvenir à la reproduire. Ce que les Américains appellent le Flow crée en moi une sorte d’harmonie, une bulle mentale où l’instinct prend le pas sur la conscience objective. Plongé dans cet état presque second, tout semble d’une évidence naturelle, la réflexion cède la place à l’intuition. Bizarrement, ce n’est pas en cherchant à l’atteindre activement que j’y parviendrai le mieux.❞

❝Il s’agissait plutôt de la conséquence naturelle d’une certitude que j’avais acquise grâce à l’entraînement : j’avais fait tout ce qui était en mon pouvoir pour me permettre d’atteindre mes objectifs, la course n’était plus qu’une potentielle confirmation. Convaincu de cela, je pouvais totalement lâcher prise et m’en remettre à ce qui avait été accompli en amont. Parmi ceux qui en ont le mieux parlé, il y avait Ayrton Senna. En cross, une seule personne m’a un jour confié avoir éprouvé cette sensation : Yannig Kervella, aux Masters of Motocross en 90 à Maggiora. Ce jour-là, il est en état de grâce et pulvérise tout le plateau. Johnson, Stanton, Geboers, Puzar, Van de Berk, Schmidt et… moi. Personne n’a été capable de le suivre, il évoluait dans un autre monde, justifiant la réflexion de Stanton sur le podium : « Who the hell is that fucking Kervella? » Qui diable était ce putain de mec dans ma tronche ? Je ne l’ai jamais su à 100%, mais ce qui est sûr, c’est que je lui ai souvent filé le guidon.❞

© 2025 Jean-Michel Bayle

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